24 novembre 2024
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Des féministes noires au coeur de la lutte anticoloniale

Introduction du livre Imaginer la libération. Des femmes noires face à l’Empire, d’Annette Joseph-Gabriel, paru tout récemment aux éditions Ròt-Bò-Krik.

Imaginer la libération débute avec Suzanne Césaire, dont les écrits sur la citoyenneté politique et culturelle en France et dans la Caraïbe furent parmi les plus puissantes articulations de l’antifascisme et de l’anti-impérialisme dans les Antilles françaises. Si les chercheuses et les chercheurs se sont jusqu’ici penchés sur sa participation à la négritude et au surréalisme exclusivement par le biais des essais qu’elle publia, j’ai recours à des archives inexploitées, dont sa correspondance privée, des écrits inédits et des photographies, qui permettent d’explorer sa pensée de l’identité politique antillaise dans les bouleversements de la guerre mondiale. Le premier chapitre, « Suzanne Césaire : la libération par-delà le grand camouflage », entend réarticuler la conception de la citoyenneté qui fut la sienne dans le cadre de son engagement en faveur de l’archipel des Caraïbes en général et d’Haïti en particulier. Ses écrits de Port-au-Prince, datant du séjour qu’elle y fit avec son mari en tant que membre d’une délégation culturelle française, montrent le déplacement de son point d’analyse central, qui passa de l’héritage du colonialisme français en Martinique aux possibilités d’une appartenance pancaribéenne, exprimée tant par la pratique politique que par la création artistique. Les cinq mois formateurs passés en Haïti en 1944 lui révélèrent l’île comme un site d’imagination politique, un espace génératif où une identité caribéenne pouvait être forgée.

Le chapitre se clôt sur une lecture minutieuse de l’interprétation que fit Suzanne du poème canonique d’Aimé, Cahier dun retour au pays natal, et de sa véritable vision d’une résistance et d’une créativité noires et diasporiques. Sa correspondance construisit un espace depuis lequel elle put développer ses engagements au long cours dans les débats littéraires et politiques de son temps, bien après la publication de ses écrits dans Tropiques. De la Martinique à la Caraïbe, de l’archipel à la diaspora africaine, le travail en constante évolution de Suzanne Césaire conserve la marque de sa foi inébranlable en la création artistique comme fondation imaginaire de nouvelles communautés politiques, de nouvelles configurations d’appartenance, par-delà l’oppression de la domination coloniale.

L’analyse de la virulente dénonciation par Césaire du colonialisme et son espoir d’une expression propre à la Caraïbe procurent des éléments contextuels utiles pour étudier les écrits d’après-guerre de Paulette Nardal. Le deuxième chapitre, « Paulette Nardal : les Martiniquaises comme protagonistes politiques en outre-mer », voit le débat sur la citoyenneté lancé par Suzanne Césaire en Martinique changer de contexte en raison du statut départemental nouvellement acquis de l’île. L’attachement de sa compatriote à la question d’une nouvelle identité caribéenne, Nardal l’affina en explorant plus explicitement le rôle des femmes dans la fabrique de cette identité. Sa définition de la citoyenneté des Martiniquaises s’ancre dans une pluralité plutôt que dans l’appartenance à un état-nation unique. S’adressant spécifiquement aux plus récentes citoyennes de France, les Antillaises, les écrits de Nardal entendaient les placer au centre d’une citoyenneté franco-antillaise plurielle et composite soigneusement négociée. Les Martiniquaises étaient selon elle dans une position incomparable pour remettre en cause les formes d’exclusion de la citoyenneté déployées par la métropole, et de ce fait elle les enjoignit à s’engager dans la politique et la production culturelle. Pour Paulette Nardal, les femmes sont le catalyseur de la transformation politique de la Martinique coloniale en un espace décolonisé, où la citoyenneté française pourrait coexister avec les spécificités de l’héritage caribéen de l’île plutôt que de les effacer, et où le recours à la loi pourrait contrer le pouvoir hégémonique de l’élite créole blanche.

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