Quel rôle joue le corps des femmes dans leur histoire, dans la place qu’elles occupent dans le monde et la société ? Réponses avec cet extrait commenté du Deuxième Sexe.
« C’est là la conclusion la plus frappante de cet examen : [la femme] est de toutes les femelles mammifères celle qui est le plus profondément aliénée, et celle qui refuse le plus violemment cette aliénation ; en aucune l’asservissement de l’organisme à la fonction reproductrice n’est plus impérieux ni plus difficilement accepté : crise de la puberté et de la ménopause, “malédiction” mensuelle, grossesse longue et souvent difficile, accouchement douloureux et parfois dangereux, maladies, accidents sont caractéristiques de la femelle humaine * : on dirait que son destin se fait d’autant plus lourd qu’elle se rebelle contre lui davantage en s’affirmant comme individu. Si on la compare au mâle, celui-ci apparaît comme infiniment privilégié : sa vie génitale ne contrarie pas son existence personnelle ; elle se déroule d’une manière continue, sans crise et généralement sans accident. En moyenne, les femmes vivent aussi longtemps que lui ; mais elles sont beaucoup plus souvent malades, et il y a de nombreuses périodes où elles n’ont pas la disposition d’elles-mêmes.
Ces données biologiques sont d’une extrême importance : elles jouent dans l’histoire de la femme un rôle de premier plan, elles sont un élément essentiel de sa situation * : dans toutes nos descriptions ultérieures nous aurons à nous y référer. Car le corps étant l’instrument de notre prise sur le monde *, le monde se présente tout autrement selon qu’il est appréhendé d’une manière ou d’une autre. C’est pourquoi nous les avons si longuement étudiées ; elles sont une des clefs qui permettent de comprendre la femme. Mais ce que nous refusons, c’est l’idée qu’elles constituent pour elles un destin figé. Elles ne suffisent pas à définir une hiérarchie des sexes ; elles n’expliquent pas pourquoi la femme est l’Autre * ; elles ne la condamnent pas à conserver à jamais ce rôle de subordonné. » Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, t. I (Folio, Gallimard, pp. 72-73)