Pour une histoire de l’usage médical des stupéfiants : état des lieux et perspectives

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L’historiographie en général et celle produite en France en particulier présente traditionnellement les stupéfiants comme des substances indistinctement dangereuses. Ce cadrage systématique sur les phénomènes d’addictions, de déviance et de risques pour l’usager·ère ou la société, repérable par exemple dans la majorité des thèses d’histoire soutenues sur la question des psychotropes, occulte l’existence de champs de recherches concernant notamment leurs usages thérapeutiques, pourtant à l’origine de leur intégration aux pratiques des individus occidentaux.

Cet article proposera donc un état des lieux analytique et critique de la recherche en histoire prenant pour objet d’étude la « carrière » des stupéfiants en tant que médicaments, un champ principalement dominé, d’une part, par la littérature anglo-américaine, d’autre part par des auteurs et autrices appartenant aux professions médicales et non formé·es à la méthode historique. Il tentera par ailleurs de signaler différentes pistes de recherches qui demeurent à suivre afin d’enrichir nos connaissances sur les usages médicaux de ces substances sulfureuses.

La grande famille des psychotropes s’organise en France, depuis la loi de 1916, en deux catégories : les psychotropes légaux, comme le café, l’alcool, le tabac ou les benzodiazépines, et ceux dont l’usage est strictement interdit en dehors d’une prescription médicale, les stupéfiants. Cette deuxième catégorie se compose de produits particulièrement divers, tant du point de vue de leurs propriétés chimiques, de leurs effets, de leur éventuelle dangerosité, de leur caractère addictif ou non, que de leurs propriétés thérapeutiques. Car de manière tout à fait contre-intuitive, tous les psychotropes « classiques » désormais légalement qualifiés de stupéfiants furent historiquement intégrés à la pharmacopée occidentale.

La plupart d’entre eux étaient alors considérés comme des médicaments essentiels et innovants, et participèrent au processus de légitimation de la profession médicale. Or, en 1989, les psychiatres Jacques Arveiller et Christian Sueur s’étonnaient déjà : « Mais comment a-t-on si facilement oublié qu’opium, héroïne, amphétamines ou LSD, avant de constituer des agents de déchéance et de désinsertion, étaient, il y a peu, des médicaments ? » À l’époque de cette interrogation, l’historiographie des psychotropes était encore balbutiante ; Jean-Jacques Yvorel, pionnier dans ce domaine, n’avait pas encore achevé sa thèse de doctorat.

En cette fin des années 1980, la société occidentale était marquée par deux phénomènes liés à la consommation de stupéfiants : l’augmentation des décès des consommateur·rices d’héroïne et la diffusion du virus du Sida parmi les usager·ères de substances psychotropes injectables. Dans ces conditions, l’attention des historiens et des historiennes se tourne en priorité vers l’histoire récente de la consommation de « drogues », une pratique alors comprise par les contemporain·es comme exclusivement dangereuse voire mortifère, pourvoyeuse de troubles sociaux divers. Il s’agit dès lors, pour les chercheurs et chercheuses, de comprendre comment l’usage de certaines substances psychotropes devint pour les individus du xixe siècle une pratique condamnable, d’étudier le processus de définition du phénomène de l’addiction, de découvrir quelles furent les populations les plus touchées, d’analyser les représentations construites au sujet de ces consommateur·rices, ainsi que les différentes législations qui tentèrent de juguler ce qui, dès les années 1880, ne cessera d’être décrit comme une « épidémie », un « fléau social ». L’usage thérapeutique de ces substances n’est alors abordé que de manière secondaire, par exemple pour signaler l’origine iatrogène de la majorité des cas de morphinomanie à la fin du XIème siècle.

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